Ce travail interroge la complexité de la question de la condition sociale des femmes dans notre pays. Elle appelle surtout à identifier les contradictions qui caractérisent cette société dont les fondements historiques matriarcales et matrilinéaires donnent une place importante aux femmes dans la société mais qui, au nom de ces mêmes traditions, justifie l’exclusion des femmes et légitime les inégalités dans les différents domaines du monde social.
Cette société est historiquement caractérisée par un mouvement progressiste (les organisations de femmes ont fortement contribué à aux mouvements de l’anticolonialisme) qui est confronté à des résistances sociologiques qui remettent en cause les droits des femmes et leur émancipation sociale. Elle est aussi caractérisée par une place de plus en plus importante des femmes en politique et un renforcement du contrôle social sur elles dans le monde social.
Mais le plus marquant dans ces contrastes, c’est la polarisation et les clivages avec lesquels on aborde cette question de l’émancipation des femmes : on est soit progressiste laïcisant et donc féministe, soit on est dans une posture dé-coloniale, voire islamique pour justifier son antiféminisme.
Bien évidemment, ce texte nous montre que la réalité est plus complexe que ces clivages. Autrement dit, on peut adopter une posture postcoloniale, être empreint de valeurs islamiques-confrériques et africaines et revendiquer son appartenance au féminisme. Bien évidemment, il ne s’agit pas de n’importe quel féminisme.
La préoccupation de l’auteur, à travers le parcours d’Amy, le personnage principal, renseigne sur la nécessité de renforcer une posture féministe adaptée à notre configuration sociale. Mais un féminisme qui ne renie pas non plus l’égalité, un féminisme qui n’est pas modéré : les deux ne s’opposent pas en réalité.
La pertinence du texte révèle les tensions entre un féminisme universel qui fonde son propos sur l’universalité de l’oppression des femmes en méconnaissant les contextes spécifiques et historiques de certaines régions du monde, et les féminismes alternatifs, notamment décolonial et islamique. Le féminisme déconial auquel appelle cette contribution, présente l’intérêt de soumettre ce féminisme hégémonique au regard critique des théories postcoloniales et d’une perspective féministe qui comprend les rapports de sexe dans leur dimension historique et géographique.
Ce recueil est d’actualité non seulement dans le contexte sénégalais mais aussi dans le contexte mondial des droits des femmes et des minorités. Il montre aussi l’actualité et l’importance du paradigme de l’intersectionnalité pour saisir les dynamiques d’exclusion de femmes mais aussi de toutes les minorités. Ce paradigme est devenu très célèbre dans la littérature socio-anthropologique et dans les débats politiques (notamment en France et aux USA) pour saisir l’imbrication et la solidarité entre les différentes dynamiques d’exclusion (le genre, la race et la classe voire l’âge).
Cette transition (entre les rapports sociaux de sexes, la classe, les rapports Nord-Sud) est très intéressante puisque le recueil ne parle pas que de la condition des femmes. Il parle aussi de l’émigration et de la condition des étudiants sénégalais en France : entre les petits boulots, le racisme anti-noir, la précarité, les chagrins d’amour qu’elle occasionne, les possibilités et les difficultés du projet de retour, la question du renouvellement des cartes de séjour et le durcissement des conditions d’accueil des étrangers en France et d’obtention du titre de séjour.
La difficulté du choix du retour des émigrés non seulement chez les parents mais chez les conjoints est tout aussi présente dans ce récit. Cette difficulté est encore plus caractérisée chez les femmes que chez les hommes en effet, qui sont tiraillées entre le choix d’une carrière professionnelle et le choix d’une vie de famille. Cela parait simple pour un homme, mais ça ne l’est pas autant pour une femme en raison du poids des injonctions sociales.
Enfin le retour de Amy illustre bien des interrogations et questionnements sur l’entre-deux cultures et les difficultés des étudiants sénégalais à l’étranger : tenté par les exigences d’intégration à une nouvelle culture, plus libérée, plus cosmopolite où elles ont plus de liberté, et les injonctions d’enracinement local pour éviter les stigmatisations sociales et le poids de la société.
La place du mariage dans ce récit est tout à fait illustratif à cet égard. Même avec un rang social et un niveau de diplôme aussi élevé, Amy n’échappe pas à l’emprise que la famille et plus généralement la société exerce sur les femmes, notamment sur leurs choix de mariage, et sur leurs projets. En effet, mêmes les catégories les plus insoupçonnées n’échappent pas à ces injonctions sociales. Le mariage comme institution sociale, ses règles notamment celles qui s’imposent « aux bonnes épouses » constituent un poids sur elles.
À travers ce récit, J’aimerais insister sur l’importance de la liberté des femmes et de l’égalité au sein de la famille dans les luttes féministes. Aucune égalité ne peut être réelle, si elle ne commence pas par les lieux de socialisation, les lieux de construction des normes de féminités et de masculinités. Cela appelle à avoir une approche féministe plus globale, plus générale plutôt qu’une approche sectorielle qui se focaliserait sur quelques secteurs prioritaires (émancipation politique, accès à la terre, inclusion financière, autonomie financière etc.). Le fondement de cet avis repose sur le fait que toutes les études sociologiques et anthropologiques montrent que le monde politique et le monde économique ne sont pas indépendants du monde social. C’est ce que Mark Granovetter aurait appelé « la théorie de l’encastrement ».
Cette approche globale que l’on pourrait appeler « postcoloniale » devrait davantage (mais pas que) s’appuyer sur des ressources et des modèles historiques africains pour porter ces revendications. Les travaux de Fatou Sarr sur certaines de ces figures (sur le Waalo et les femmes de Nder, la place des lingeer) mais aussi les travaux de Cheikh Anta Diop peuvent être des sources d’inspiration pour les futures générations.
Dr Saliou Ngom, sociologue-politiste, enseignant chercheur à l’UCAD