Au sénégal, les relations entre l’Etat et le religieux sont d’inspiration coloniale mais ne revêtent pas les mêmes bases conceptuelles que la laïcité française.
En effet, la laicité à la francaise est l’émanation de la rupture du contrat de confinace qui liait l’autorité religieuse au peuple français suite à la révolution de 1789. Par conséquent, la laicité est née du désaveu de l’autorité religieuse par le peuple pour instaurer les lois de la République qui étaient d’émanation populaire.
Dans la logique de rupture de confiance entre le Peuple et l’autorité religieuse, la République a procédé progressivement à l’affaiblissement de l’autorité religieuse en lui dépouillant de la plupart de ses prérogatives et de ses privilèges. Par exemple, en plus des fonctions régaliennes (qui étaient dévolues au Roi) comme la défense, la diplomatie, etc. on assiste à la nationalisation des domaines jusque-là dévolus à l’église, comme l’enseignement, la santé, l’arrêt des subventions au culte, etc.
Par contre dans le contexte sénégalais, la laïcité est un héritage de l’autorité coloniale qui l’a transmis à l’Etat indépendant. Ce dernier, pour asseoir son autorité, a procédé à son renforcement pour mieux contrôler le pouvoir religieux et le cantonner dans sa fonction purement cultuelle (Ibaadat) et dans une orientation plus ou moins festive n’ayant aucun impact direct dans la vie de la nation (Aid, Magal, Gamou, etc.).
On est passé de la laïcité de confrontation à la française entre la République (émanation du peuple) et le pouvoir religieux , à la laiçité de renonciation à la Senegalaise où l’Etat a abandonné le Peuple avec l’essentiel de ses préoccupations d’ordre religieux.
Au-delà des incursions épisodiques de la religion dans la vie de la République, le politique ne se gêne pas d’utiliser le religieux en cas de besoin, car conscient du rôle décisif de l’autorité religieuse dans la formation des consciences.
Cette utilisation à la carte dans le menu des jeux d’influence et parfois de propagande politique du religieux par l’Etat ne doit-elle pas être formalisée dans un cadre juridique, politique et organisationnel clair ? Cette question mérite une analyse SWOT pour en définir les modalités conceptuelles et opérationnelles, en saisir les opportunités tout en maitrisant les risques et menaces que pourraient revêtir un changement de paradigme dans les relations entre le spirituel et le temporel.
1. Les opportunités
L’Islam est une religion holistique qui prend en compte tous les aspects de la vie du musulman
مَا فَرَّطۡنَا فِى الۡـكِتٰبِ مِنۡ شَىۡءٍ
Rien n’a été omis par Allah dans son Livre Saint et le Prophète a joué avec brio le double rôle d’un dépositaire du pouvoir spirituel et temporel et il reste d’un meilleur modèle
لقَدۡ كَانَ لَكُمۡ فِىۡ رَسُوۡلِ اللّٰهِ اُسۡوَةٌ حَسَنَةٌ لِّمَنۡ كَانَ يَرۡجُوا اللّٰهَ وَالۡيَوۡمَ الۡاٰخِرَ وَذَكَرَ اللّٰهَ كَثِيۡرًا
A travers ce changement de paradigme, les musulmans ont l’occasion que leurs préoccupations d’ordre social, économique et culturel soient prises en compte dans la gestion de l’Etat.
Diverses questions peuvent être soulevées à cet effet notamment :
• Le système d’enseignement dans sa globalité avec la lancinante question de la prise en charge de l’enseignement religieux qui constitue une fonction régalienne de l’Etat et une demande sociale pour les populations.
• Le code civil sur le statut personnel qui est un sujet délicat et central dans la définition des relations sociales entre les musulmans mais aussi dans un contexte pluriconfessionnel. Le Maroc a adopté la Moudawana depuis 1958 avec des amendements fréquents selon l’évolution de la société. Dans sa réforme de 1993, la règle de l’obéissance de la femme à son mari est abandonnée et la famille est placée sous la responsabilité conjointe des époux et non du père exclusivement.
اَلرِّجَالُ قَوَّامُوۡنَ عَلَى النِّسَآءِ بِمَا فَضَّلَ اللّٰهُ بَعۡضَهُمۡ عَلٰى بَعۡضٍ وَّبِمَاۤ اَنۡفَقُوۡا مِنۡ اَمۡوَالِهِمۡ
Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens.
• La mise en adéquation de notre vie économique avec notre statut de musulman (Institutionalisation du Waqf, législation en matière de finance islamique, etc.)
2. Les risques et menaces
o Risques juridictionnels : c’est le cas où il y a une différence d’interpétration sur une question de Fiqh en relation avec le statut personnel : quel mazhab adopter en pareil cas d’autant plus qu’à l’intérieur d’un mazhab il peut y avoir des variantes ? Exemple du croissant lunaire Ikhtilaf Matali’a et Itihad Matalî’a
o Risques opérationnels : formaliser les relations avec l’Etat supposera pour les religieux de s’adapter à de nouvelles règles de fonctionnement en contradiction avec les relations de soumission qui soutendent souvent nos confréries soufies : Devoir de rendre compte, de transparence dans la gestion des deniers publics qui, même s’ils sont des règles islamiques, ne sont pas des pratiques courantes dans les communautés religieuses.
o Les risques de confusion entre le spirituel et le temporel : Le rôle de régulateur social est jusque-là réussi par les religieux en raison de leur non implication active dans le temporel. Cette distance leur permet de jouer un rôle de médiateur et d’arbitre dans des situations conflictuelles impliquant l’Etat. Qu’en aurait-il été si le Cadre Unitaire était une émanation de l’Etat lors de sa mission de facilitation dans les derniers événements de mars 2021 ?
3. Les modalités de mise en œuvre d’une formalisation des relations entre le religieux et l’Etat
Quelques pistes de reflexion
a. Serait-il une structure d’émanation religieuse regroupant toutes les religions ou une structure exclusivement islamique ? Dans le second cas, l’Etat ne devrait-il pas formaliser ces relations avec les autres cultes (chrétiens, religions traditionnelles) ?
b. En cas de création d’un Conseil musulman, comment définir le mode de représentativité des différentes communautés religieuses en présence ? Quelles seront les modes de délibération en cas de divergence de point de vue au sein du Conseil ?
c. Rôle du Conseil : le conseil sera-t-il consultatif dans ces rapports avec l’Etat ou sera-t-il dépositaire d’un 4ème pouvoir avec un rôle délibératoire sur des questions en relation avec le culte ?
Conclusion
La prise en compte du religieux dans le temporel est une exigence au vu de l’évolution des rapports du religieux au temporel avant et depuis les indépendances. Il s’agira d’en définir les modalités pratiques tenant compte de la sociologie des communautés religieuses et du rapport de l’autorité religieuse envers la communauté.
A mon avis, la formalisation des relations entre l’Etat et le religieux peut être multiforme, active mais aussi à titre consultatif :
1. Active par l’implication des religieux dans toutes les instances de décisions étatiques afin que leur point de vue soient pris en compte afin de leur permettre de vivre pleinement leur religion : l’Assemblée Nationale, Exécutif, Judiciaire
2. Par la création d’un organe consultatif sur les grandes questions religieuses en relation l’Etat (Enseignement religieux, code des obligations civil et commercial) en vue de leur adoption dans les lois de la République, tout cela dans un cadre consensuel
Tout cela devra se faire dans le cadre de la tradition républicaine des relations diplomatiques entre l’Etat et sous l’autorité des chefs suprêmes de nos communautés religieuses qui auront la charge de valider le schéma institutionnel retenu sans y prendre part de manière active.