Après moult négociations ou re-négociations avec les acteurs religieux en particulier l’implication décisive du Khalif Général des Mourides, le président de la République et l’opposition ont pris des mesures de suspension des marches et autres activités de mobilisation et de « résistance ».
De même, il y a un an, en plein COVID, l’Eglise et des personnalités religieuses musulmanes de premier plan avaient décidé de reporter leurs manifestations. Ces mesures étaient tellement attendues qu’à travers le Sénégal, des cérémonies capables de drainer du monde étaient programmées : Tivaoune, Touba, Médina Gounass, Kagnout, Edioungou, Oukout…Le Corona est là. Mais le Sénégal « at the end », c’est cela aussi. Comment concilier ces exigences ?
Nous sommes une société pluri-céphale avec ses sphères de décision magico-religieuses.
L’Etat central se fait tout petit pour se faire accepter. Donc il ne peut que négocier une forme d’autorité symbolique. Cette pluralité de centres de décisions ne permet pas une gestion diligente des crises. Elle montre aussi le déficit ou le contournement ou le refus de dialogue. Si les khalifes généraux et les autres prescrivent la corona-attitude ils ont plus de chance d’être entendus. On a vu le rôle de l’église durant la crise Ebola.
Si ces mêmes khalifes proposent de revenir au calme dans un contexte de surrenchère, les opposants les plus radicaux, en général, s’exécutent. Ce n’est pas sociologiquement et historiquement nouveau cette forme de légitimité opérationnelle des marabouts et autres acteurs similaires sur l’Etat central. Cela correspond à une logique très ancienne. Le pouvoir central est redevable de ce système aussi.
Mon point de vue c’est qu’il faut juste qu’on assume. Sans qualifier. Bon ou mauvais c’est notre réalité sociologique du moment. Et tout porte à croire qu’elle se poursuivra même si des négociations et renégociations infléchissent sa forme et sa nature au fil du temps. La grosse difficulté c’est d’amener les leaders d’opinion à adhérer. Peut-être qu’il faut réfléchir à cela et proposer d’autres cadres. Ces forces sont donc en perpétuelles négociations. Il n’empêche qu’elles sont sûres de leur ancrage et de leur influence.
Il faut trouver cette deuxième « voie sénégalaise » à l’instar de ce que Morales de la Bolivie a initié dans sa cosmovision. Le plus important a été d’assumer sa spécificité mais aussi de donner place à l’église dans ces négociations. C’est une question profonde. Mais vitale. Nous ne sommes pas tenus de rester dans le « one size fit » et de faire des contorsions pour que l’Etat ne perde pas la face. Nous y sommes en décortiquant sa posture fébrile face à la crise du coronavirus ou de la grave crise politique qui le secoue en ce moment. Cette réflexion peut-être constructive si elle est menée avec tact et respect. Imaginons si nous arrivions à s’accorder sur un seul message clé. Respecter la distanciation sociale et rester propre. Ou respecter la décision d’aller vers des élections démocratiques dans la paix. Ceux qui prônent la refondation devraient se pencher sur cette question.
Est-ce que nos institutions et nos modes de gouvernance reflètent le Sénégal que nous avons ? Cette réflexion est vitale. Ce terreau n’est pas pire ou meilleur qu’un autre. Le modèle issu de la période coloniale a pu exacerber cette segmentation et faire émerger des « pouvoirs » en perpétuelle quête de légitimé et d’espace vis-à-vis des vrais points d’ancrage endogènes et des forces extérieures. D’où leur jeu d’équilibriste et leur faiblesse qui apparaissent clairement lors de chaque crise (le coronavirus, mais aussi lors des crises sociales et politiques récurrentes durant lesquelles les Sénégalais guettent la voix de Serigne Mountakha, feu Mame Abdou ou Abbé Benjamin Ndiaye). Ces prises de position ne devraient pas être des « incursions », mais un élément central pour refonder une société basée sur ses références sociologiques, culturelles et religieuses.
Si nous arrivons à nous réconcilier avec nous-mêmes il sera plus facile de développer une sénégalo-attitude assumée et bien ancrée. Elle permettra aussi d’apaiser les lignes de fractures et faire front en cas de crise en puisant dans nos propres ressorts. Nos débats sont très polarisés parce que nous faisons trop de contorsions pour entrer dans les « codes extérieurs » ou pour les rejeter unilatéralement. Cette guerre de tranchée et ce jeu de contorsions ne laissent pas de place saine à des réajustements quand la crise nous interpelle et nous demande un changement de conduite qui ne saurait être imposé mais compris et mis en contexte.
Les expériences de communication sociale avortée ou réussie sur la mendicité, l’excision, le choléra, les jours de fête commune, sur l’histoire du Sénégal, le statut des chefs religieux et coutumiers, le code de la famille, la place des jeux de hasards, l’indiscipline sur la route et sur l’espace public, etc. devraient nous aider. Mais il faudrait rigoureusement les capitaliser sans parti-parti, sans juger ou fustiger. A mon avis les crises devraient aussi servir à cela. Il ne faut pas entrer dans la stratégie du chaos qui consisterait à profiter de la crise et du traumatisme pour régler des comptes et faire passer des mesures qui ne seraient jamais acceptées en temps normal. Mais l’essentiel à mon avis c’est de sortir justement du cynisme et du prosélytisme où chacun cherche à convaincre un public qui écoute mais qui n’entend pas parce que chacun pense que son modèle est le meilleur. Il nous faut réfléchir sur les leçons de nos errements et trouver un dénominateur commun pour répondre à la crise avec nos armes ou notre génie (si cela peut fouetter notre ego). Cette grave crise politique et du Covid 19 notamment nous en offrent l’occasion.
Mais saurons-nous capitaliser ces processus ?
Ndukur Kacc Essiluwa Ndao , Anthropologue